mercredi 28 février 2007

DE TROIS CRISES, L'UNE

Vendredi 23 février : La Tribune de Genève annonce, en une, développe en pleine page trois et clame en manchette, la " démission " du président et du vice-président de la fondation du Grand Théâtre (1) . En réalité, ni l'un, ni l'autre n'ont démissionné de leurs fonctions actuelles, l'un et l'autre se contentant d'annoncer qu'ils ne solliciteront pas le renouvellement de leur mandat à son échéance... en août prochain. Peu importe, au fond : cette vraie-fausse démission, succédant à l'éviction du secrétaire général du Grand Théâtre et au départ de son directeur technique, et s'accompagnant à intervalles répétés de tentatives, parfois réussies, de purges au sein du Conseil de fondation (un représentant -radical- du Conseil municipal limogé par son parti sur pression du bureau du Conseil de fondation, un autre représentant -socialiste- menacé d'une demande d'exclusion et d'une plainte pénale après que son parti ait refusé de le limoger...) n'est que le dernier épisode d'un étrange feuilleton, dont le premier épisode rendu public date d'il y a plus d'un an.

En réalité, on est passé au Grand Théâtre de Genève d'un conflit à un autre, sans que jamais les instances internes de régulation ou de règlement de ces conflits (la direction générale, le Conseil de fondation, son bureau) aient joué leur rôle -et nous en sommes aujourd'hui à un stade où le conflit en cours ne peut plus être régulé que par le désaveu, pour ne pas dire la défaite, de l'une des parties désormais face à face : la Ville et la Fondation, et une refonte complète de la structure de la fondation, une unification du statut du personnel, une redéfinition des sources de financement de l'institution -et, sans doute aussi, un changement des personnes.
Trois conflits successifs, donc, chacun prenant la place du précédent, en l'élargissant sans l'abolir :

Ø Premier conflit : un conflit sur le lieu de travail, entre des travailleuses et des travailleurs et leurs chefs, petits chefs, et sous-chefs directs, les premières et premiers dénonçant mobbying et harcèlement de la part des seconds. L'instance de régulation d'un tel conflit est la direction générale (directeur technique, secrétaire général, directeur général). Cette instance se révèle incapable de réguler le conflit, en nie même la réalité et prend fait et cause pour l'une des parties en conflits (les petits chefs). Du coup, le conflit se déplace, et se transforme en un
Ø Second conflit : un conflit syndical, entre les représentants du personnel et les syndicats d'une part, la direction générale de l'autre. L'instance de régulation d'un tel conflit est le Conseil de fondation. Cette instance se révèle non seulement aussi incapable de réguler ce conflit que la direction l'avait été du conflit précédent, mais se révèle même incapable d'en prendre la mesure, et d'en admettre la réalité. Le Conseil de fondation, ratifiant la position de son bureau, lequel ratifie la position de la direction générale, prend fait et cause pour celle-ci et, à deux reprises, refuse de recevoir et d'entendre les syndicats. Du coup, le conflit se déplace à nouveau, et se transforme en un
Ø Troisième conflit : un conflit entre les syndicats et la Fondation. L'instance d'un tel conflit est la Ville de Genève, c'est-à-dire plus précisément le Conseil administratif. Le Conseil administratif tarde à prendre la mesure de la situation, et ne se rend compte de sa gravité que lorsque après le suicide d'un employé, une septantaine d'employées et d'employés du Grand Théâtre, les uns sous statut de la fonction publique municipale, les autres sous contrat de droit privé avec la fondation, signent une lettre collective alertant " qui de droit " sur la dégradation de la situation et des conditions de travail. Le Conseil administratif, quoique tardivement (mais mieux vaut tard que jamais), finit par admettre qu'on n'est pas en face d'une polémique gratuite et sans fondement lancée par quelques syndicalistes extrémistes animés de la volonté nihiliste de mettre à bas l'institution, mais que le conflit est réel, profond et révélateur d'un réel et profond problème. Il impose donc à la fondation un audit, que la fondation accepte (tout en prenant la posture commode de demandeuse de l'audit). On aboutit donc au
Ø Conflit actuel : un conflit entre la Fondation et la Ville, conflit personnifié par un conflit entre le président et le vice-président de la fondation d'une part, le Conseiller administratif chargé de la culture et une minorité du Conseil de fondation, d'autre part. Or il n'y a plus d'instance de régulation d'un tel conflit, la Ville étant à la fois partie prenante du conflit et autorité de surveillance de l'autre partie en conflit, la fondation, laquelle dépend totalement du subventionnement municipal pour faire fonctionner l'institution (qui, toutes charges confondues, coûte actuellement une cinquantaine de millions par année), et se sert de la Ville pour " évacuer " les problèmes (et celles et ceux qui les posent) qu'elle se révèle incapable de régler elle-même, tout en s'insurgeant contre les tentatives de la Ville de les régler à sa place.
Le conflit, dès lors, est clairement un conflit politique -mais un conflit politique qui prend l'étrange apparence d'un fulgurant retour vers le passé : on se retrouve en effet en plein féodalisme, le châtelain du Grand Théâtre rameutant ses troupes pour faire face à l'assaut des vilains (et au passage expulser les traîtres qui se sont glissés dans le donjon). Un peu comme si, puisque nous sommes à Genève, nous nous retrouvions spectateurs de la mobilisation des spadassins du comte de Savoie retranché dans le château de l'Ile pour résister à la Commune.
A quoi, en l'attente des résultats d'un audit qui a pris une ampleur insoupçonnée (2), on ne pourra ici que répondre, sur le même mode rétrospectif, que par le double slogan : "Vive la réforme !" (de l'institution) et "Vive la Commune !"...

(1) La fondation du Grand Théâtre est une fondation communale de droit public, placées sous l'autorité de surveillance de la Municipalité, n'en déplaise au parti libéral qui feint, en février 2007 (les élections municipales aidant), de découvrir une hypothétique contradiction entre la qualité d'autorité de surveillance du Conseil administratif et sa représentation par deux de ses membres au Conseil de fondation (et au bureau), et en déduit la nécessité de transférer le pouvoir de surveillance au canton. Les juristes libéraux oublient seulement que selon l'art. 84 du Code civil, les fondations de droit public sont placées " sous la surveillance de l'autorité publique " (Confédération, canton, commune) dont elles relèvent par leurs buts. La culture étant à Genève une compétence municipale, et le parti libéral, la fondation structurant une institution culturelle relève donc, par ses buts, de l'autorité communale. Le parti libéral n'est d'ailleurs pas le dernier à vouloir dépouiller le canton des quelques prérogatives matérielles dont il dispose en matière culturelle, pour les basculer sur la Ville…

(2) Audit réglé par un protocole signé, notamment, par la Fondation du Grand Théâtre, et dans lequel ladite fondation (représentée par le bureau du Conseil) s'engage (comme les autres signataires) à ne prendre aucune décision préjugeant les conclusions de l'audit -ce qui n'empêche pas le président de la fondation d'exprimer, comme d'ailleurs le Conseil de fondation presque unanime- un soutien " sans réserve " à la direction (à charge de revanche), et de s'en prendre (sans beaucoup plus de réserve) à la Municipalité.