En adoptant, mi-décembre, à un pas de course de fond plutôt que celui du
marathon habituel, le budget de la Ville de Genève, le Conseil
municipal a adopté le budget culturel de la Commune. C'est-à-dire le
plus important de ses budgets spécifiques, et le plus important
budget culturel de la région. Et peut-être même (mais on n'a pas
vérifié avec toute la rigueur scientifique qu'on nous connaît) le
plus important de toutes les municipalités de Suisse. Un acte
politique déterminant, donc. Mais un acte politique contraint par la
responsabilité que la répartition des tâches régnant à Genève impose
à la commune (elle pourrait certes s'y soustraire, mais ce serait,
de sa part, parfaitement irresponsable, dans tous les sens du terme)
et par les limites posées par la doxa politique régnante : celle de
l'équilibre budgétaire et de la modestie des ambitions. Limites qui,
très concrètement, empêchent la politique culturelle genevoise de se
déployer comme elle devrait.
Politique culturelle genevoise : la Ville ou le désert...
Le budget culturel de la Ville de Genève est celui sur lequel repose
l'essentiel du tissu culturel de toute la région : sans l'effort que
la Ville consacre à sa politique culturelle, sans les ressources
financières qu'elle y affecte, il n'y aurait plus à Genève plus ni
opéra, ni orchestre symphonique de niveau international, ni musées
publics, ni bibliothèques publiques, ni théâtres publics (hors celui
de Carouge), plus beaucoup de théâtres privés, et plus de ballet
permanent. Un presque désert culturel, en somme. S'agissant du
budget de la culture -le plus important, financièrement parlant,
avec ses 250 millions de francs par an, des champs politiques
couverts par la Ville, et le seul où elle est première non seulement
de toutes les communes mais également (et de loin) par rapport au
canton, nous avons dit, en commission, notre satisfaction de voir
les engagements culturels de la municipalité maintenus, même si le
département de la culture a du lui-même réduire ses ambitions
initiales, mais nous avons dit aussi notre regret que cette
continuité ne puisse matériellement s'accompagner pas de choix
nouveaux. Le cadre budgétaire général l'empêche, et même si ce cadre
n'est ni taillé dans le marbre ni coulé dans le bronze, il reste
étroit parce qu'on s'acharne à faire prévaloir des critères
comptables sur les critères politique -en l’occurrence, ceux de la
politique culturelle. Cette contrainte pèse en particulier sur les
investissements (d'autant que la commission des Finances, puis le
Conseil Municipal, en a réduit le volume), mais aussi sur les
dépenses et les subventions courantes.
On est donc contraints de pratiquer ce que la droite définit, pour
la dévaluer, comme une « politique de l'arrosoir » (tout le monde
reçoit, mais personne ne reçoit suffisamment), condition du
pluralisme culturel. A cette politique, que nous soutenons même (ou
surtout) lorsqu'elle a mauvaise presse, s'oppose celle de choix
exclusifs qualifiés de « priorités » : quelques uns reçoivent tout
ce dont ils ont besoin, les autres ne reçoivent rien. C'est user de
l'arme financière pour promouvoir une culture officielle. Et de
toute évidence, ce sont les grandes institutions qui capteront les
ressources disponibles, ne serait-ce que parce qu'elles coûtent cher
à faire exister même sans aucune programmation et sans aucune
activité. D'où l'utilité, la nécessité même, de ce que le budget de
la Ville de Genève appelle les «fonds généraux», qui permettent
précisément de mobiliser et d'affecter les ressources nécessaires au
maintien d'un maillage culturel ne reposant pas uniquement sur les
institutions pérennes disposant de grosses subventions également
pérennes (le seul Grand Théâtre consomme le quart des charges de
toutes les institutions culturelles, le Musée d'Art et d'Histoire le
cinquième), mais aussi sur des dizaines d'acteurs plus récents, plus
précaires, souvent associatifs, et qui disparaîtraient purement et
simplement si la collectivité publique ne les soutenait plus. Les
domaines du théâtre, de la danse, du livre disposent de tels fonds
-et s'il n'était pas opportun de les « regonfler » dans le cadre du
débat budgétaire, comme le proposait le groupe « Ensemble à gauche
», il sera nécessaire de le faire en cours d'année, d'autant qu'au
regard des moyens affectés aux institutions culturelle pérennes (160
millions de francs), ceux affectés à ces fonds généraux sont fort
modestes (moins de 3 %). Or ce ne sont pas seulement des lieux qui
en vivent, de la création qu'ils rendent possibles, des spectacles
qu'ils permettent : ce sont aussi des emplois, des salaires, des
compétences qu'ils maintiennent.
Enfin, il va bien falloir qu'on se prononce clairement sur le
partage des responsabilités et des charges entre collectivités
publiques -et plus précisément, entre la Ville et le canton de
Genève. Or le partage des charges avec le canton relève de
l'espérance illusoire : vu l'état de son budget et l'incertitude des
prévisions sur les budgets à venir, il ne faut rien attendre du
canton, du moins rien attendre en termes de soutien matériel. En
revanche, on peut en attendre des volontés politiques de s'impliquer
davantage dans le champ culturel -mais que valent ces volontés si
elles ne se traduisent pas trivialement en millions de francs
-disons plutôt : en dizaines de millions de francs ? Elle ne
vaudraient alors que ce que vaut une volonté de prise de contrôle
sans volonté d'en assumer les responsabilités matérielles.
Une volonté bureaucratique, pas une politique culturelle.