jeudi 28 avril 2011

La politique culturelle, grande absente du débat électoral genevois

Silence sur la culture dans la ville des mots ?

Tout à Genève, à commencer par Genève elle-même, a procédé de l’échange et de la parole. L’histoire ici n’a pas laissé ces alluvions, ces dépôts matériels empilés les uns sur les autres, siècle après siècle, règne sur règne, et sur quoi se fondent les villes illustres d’Europe. Genève n’est pas moins porteuse d’histoire qu’elles, mais son histoire n’est pas dite par des pierres : elle l’est par des mots. Or sur sa politique culturelle, le débat électoral semble n'avoir rien eu à dire, et sur la politique culturelle, un silence s'est fait, dans la Ville des mots.

« La liberté de l'art, son indépendance vis-à-vis de ce que l'on exige de lui, se fonde dans l'idée d'une société libre et anticipe en un certain sens sa réalisation » (Theodor Adorno)

Genève a la discrétion hautaine, l’orgueilleuse modestie de ses vieux prédicateurs. On n’y trouvera pas de grands monuments, pas de grands ensembles architecturaux, pas de chefs d’oeuvres picturaux ou sculpturaux. On y trouvera d’abord l’air du temps, de tous les temps vécus par la ville ; air où flottent encore la parole de Calvin et les rêves de Rousseau, les imprécations de Voltaire et l’égocentrisme d’Amiel -mais des mots, d’abord, et des mots, surtout. Des mots, parlés et écrits, Genève en est née. Elle est certes ville d’échanges économiques, lieu de passages de populations, lieu de négociations politiques ; elle est surtout ville d’échanges d’idées, de passages de paroles, et surtout de paroles écrites. Ville de marchands devenue République de pasteurs et d’imprimeurs, cité de diplomates et de conspirateurs, refuge de potentats chassés de leurs trônes par des révolutionnaires qui souvent avant eux avaient ici trouvé le même refuge... Ville où l’on achète et vend, parle et écrit, négocie et proclame, et pourtant ville fermée : ville de tractations souterraines, de paroles secrètes, de contacts clandestins, abritant dans une parfaite neutralité les fonds des révolutionnaires et les rapines des potentats, les économies des victimes et les placements des bourreaux. Mais ville, toujours, de mots plus grands qu’elle. Ce qu’est encore cette ville dit ce qu’y fut, et ce qu’y reste essentiellement la culture : une forêt de mots écrits. Genève s’est longtemps méfiée du théâtre, dont les mots sont dits, et plus encore de la danse, qui se passe de mots. Elle n’a longtemps vu dans la musique que ce qu’y apportait le chant : de la parole, encore et toujours -et celle de la Bible, d’abord. Mais si elle tarda à accueillir la théâtre, la danse, la musique, elle eut dès qu’elle put, imprimeurs, libraires, bibliothèques, écoles -et la République calvinienne fut sans doute le premier Etat d’Europe à imposer l’instruction publique et obligatoire, et en une génération, à alphabétiser toute sa population. Il fallait pouvoir lire la Bible ; on lira ensuite bien autre chose, et ayant lu, on écrira, bien, beaucoup, et sur tout. La culture à Genève est d’abord une culture littéraire par quoi tout passait et tout devait passer. Le reste est venu de surcroît, et parfois en y mettant bien longtemps : la République n’eut pas de théâtre pendant 150 ans, pas de ballet pendant 250 ans, pas de véritable orchestre symphonique avant Ernest Ansermet. Ville de mots et de chiffres, ville kabbalistique où les chiffres cachent des mots et les mots se mesurent en chiffres, Genève parle, écrit, compte, échange -elle ne dépense ni ne se dépense sans que quelque chose ne l’y force. On n’aime pas l’inutile, l’ostentatoire, le somptuaire. On croit ne jamais parler qu’à bon escient, ne jamais dépenser que ce qu’il faut. On finit par ne plus parler que pour redire que ce qui déjà fut dit, et par n’avoir de politique culturelle que celle du patrimoine et des grandes institutions productrices de représentation culturelle. Avez-vous beaucoup entendu parler de culture, pendant cette campagne électorale qui s'achève ? Est-ce parce que l'on nous serine que nous sommes entrée dans la « société de l'image » que les mots seraient devenus inutiles, quand on n'a jamais réussi à dire un projet politique, une ambition politique, un rêve de République autrement que par eux, et que le silence sur la culture ne peut signer qu'une absence de culture politique ?