samedi 9 juillet 2011

Au prétexte d'un changement de ministre de la Culture...

Moi artiste, toi gestionnaire ?

Quel qu'aurait pu être soit le résultat de l'élection de la Municipalité genevoise, et à quelque résultat qu'aurait pu aboutir ensuite la répartition des responsabilités entre les élue-s à l'exécutif de la Ville, Genève avait le 1er juin un nouveau ou une nouvelle ministre de la Culture, puisque en cette étrange République, la politique culturelle est, de facto, déterminée par la Commune -qui y consacre près du quart de son budget. C'est le prétexte à imaginer ce que pourrait être l'adresse d'un artiste à son ou sa ministre. Un artiste imaginaire, bien sûr, quoique masculin comme celui qui l'imagine, et une ministre qu'on connaît désormais : le socialiste Sami Kanaan.

Faire payer le monde tel qu’il est pour qu’il s’entende dire comment il devrait être ?

« Moi, je suis l’artiste. Le créateur. Il en fallait bien un, je suis là. Vous, vous êtes les politiques. Les gestionnaires de la culture. Les gestionnaires des institutions culturelles. Il semble qu’il en faille aussi, puisque vous êtes là. Avons-nous quelque chose à nous dire ? Nous avons en tous cas quelque chose à faire ensemble, et on appelle cela de la culture. Il arrive même que l’on prétende appeler cela de la création culturelle. Je pourrais sans doute le faire sans vous. Vous ne pourriez pas le faire sans moi -ou alors, il vous faudrait le faire vous-même, mais l’artiste, alors ce serait vous. Seriez-vous en manque d’un gestionnaire ? Seriez-vous à sa recherche ? Sans nous, les institutions culturelles, les lieux de cultures, ne seraient que des coquilles vides, des lieux morts, de lourdes machines tournant à vide pour ne rien produire, ni même ne rien reproduire. Mais sans ces institutions, sans ces lieux, c’est-à-dire sans vous, qui nous verrait, nous écouterait, nous jugerait ? Il nous faut un lieu où parler, il vous faut peupler les lieux dont vous disposez, faire que ces lieux soient habités, hantés, qu’y résonnent d’autres bruits que ceux de leur administration. Sans ces lieux, nous sommes sans écho ; sans nous, ces lieux sont sans bruit. Nous sommes inaudibles sans vous, vous êtes inutiles sans nous. Cela veut-il dire que nous sommes faits pour nous comprendre ? N’en demandons pas trop, camarades gestionnaires. Nous sommes faits pour travailler ensemble, et c’est déjà beaucoup exiger -de nous, comme de vous. Moi, je suis l’artiste. Et l’artiste est par nature ingrat. Il ne remercie pas, l’artiste. Il serait même assez habitué à cracher dans la soupe, l’artiste. Mais s’il ne le faisait pas, quel goût aurait-elle ? En aurait-elle même un, sinon celui du brouet de la culture officielle ? Vous, vous êtes les gestionnaires. Mais pas les gestionnaires de la culture officielle : les gestionnaires des institutions culturelles, des lieux culturels, et ce n’est pas la même chose. Et si ce n’est pas la même chose, c’est parce que dans ces lieux, par ces institutions, il nous est permis à nous, les artistes, de vous témoigner de notre ingratitude. C’est cette ingratitude qui permet à ces lieux d’être vivants, à ces institutions d’être autre chose que des archives. Moi, je suis l’artiste. Vous, vous êtes les gestionnaires. Je suis la marge, vous êtes la page. Ce que vous aurez à gérez, et à subventionner, est ce qu’il y a de moins gérable, et de moins rentable. C’est ce qui toujours échappera à la gestion. C’est ce qui ne deviendra rentable qu’en disparaissant : c’est la création, c’est la vie. C’est du vent. Une institution culturelle, après tout, est-ce autre chose que le moyen de pomper du fric pour en faire du vent ? Et gérer cette institution, est-ce faire autre chose qu’organiser cet heureux racket qui nous permettra dire qu’un autre monde est possible, grâce à l’argent du monde réel, et de faire payer le monde tel qu’il est pour qu’il s’entende dire comment il devrait être ? Vous allez être des gestionnaires de vent. Nous sommes bien devenus des partenaires, nous qui rêvions d’être des démiurges, ou des ermites, ou des oiseaux -de cette sorte d’oiseaux qui s’imaginent que leurs ailes de géants les empêchent de marcher, mais qui sont bien contents, tout de même, de se poser dans un théâtre subventionné, un musée officiel, un opera public, qui sans ces étranges oiseaux ne seraient que des volières vides. C’est moi l’artiste. Celui qui est là pour vous dire que la culture, les institutions culturelles, les lieux culturels, ce ne sont toujours que des hommes et des femmes incommodes, ingrats, insatisfaits, revendicatifs, bref : ingérables, qui les peuplent. Et que si vous espériez pouvoir les peupler autrement, il faudra, camarades gestionnaire, en rabattre de vos espérances, ou ne plus gérer que du patrimoine. C’est à nous que vous aurez affaire, si vous ne voulez pas n’avoir affaire qu’à des archives. C’est nous qui feront vivre vos institutions, les feront résonner, les feront créer. Y ferons ce qu’il ne faut pas faire. Y dirons ce qu’il faut taire. Y montrerons ce qui devrait rester cacher. Gestionnaires du vent, vous serez aussi gestionnaires de la liberté -et elle aussi est ingérable. Je suis l’artiste, et l’artiste est ingrat. Il ne vous remerciera pas. Il ne vous félicitera pas. Il ne vous dira même pas qu’il a besoin de vous. Il n’était là que pour vous prévenir : en plus du public, en plus des mécènes, en plus des sponsors, en plus des autres politiciens, vous aurez affaire à lui. Et il est bien le seul dont vous ne pourrez vous passer. »