lundi 26 décembre 2011

« Culture et politique à Genève » : après le forum du RAAC

Beaux discours et lourdes menaces

« Paradoxalement, les inquiétudes se manifestent de plus en plus vivement (au sein des milieux culturels) alors que les progrès accomplis sont indéniables » a regretté Charles Beer, lors du dernier Forum du RAAC (Rassemblement des artistes et acteurs culturels genevois). Quelles inquiétudes ? Quels progrès? Le projet de loi sur les arts et la culture témoigne certes d'une belle intention de faire travailler le canton, la Ville, les autres communes et les milieux culturels ensemble, mais cette belle intention pourrait se traduire concrètement par un appauvrissement considérable du soutien public à la culture, faute d'une majorité politique cantonale acquise à un engagement matériel plus fort de la République sur ce terrain, alors que les ressources financière de la Ville risquent de se trouver lourdement amputées par les diverses contre-réformes fiscales concoctées par la droite cantonale, sans que ces ressources perdues soient récupérées par le canton.. Dans ces conditions, on comprend mieux les « inquiétudes » des milieux culturels : les menaces sont directes, et elles pèsent sur tous les acteurs culturels genevois, institutionnels ou non.

De Post Tenebras Lux à Post Lucem Nebulae

Défendant les propositions de la commission d'experts (CELAC) chargée de rédiger un avant-projet de loi sur la culture, projet qui propose de donner au canton la responsabilité du « pilotage » de la politique culturelle sans lui en donner les moyens financiers, Charles Beer avait donné deux exemples qui selon lui « signalent les limites du fonctionnement actuel, avec un pilotage presque exclusif de la Ville de Genève » : les différentes crises au Grand Théâtre et « les remous autour de la nomination du directeur de la Comédie ». Drôles d'exemples : à la Comédie, le pilotage est partagé entre la Ville et le canton (quand il n'abandonne pas le cockpit), et si au Grand Théâtre la Ville est seule pilote, c'est qu'elle assure matériellement l'existence de l'institution, emploie (et paie) la grande majorité des 300 personnes qui y travaillent et y affecte près de 50 millions de francs. La droite municipale réclame la transformation de la Fondation du Grand Théâtre en institution autonome, dont l'autonomie n'empêcherait pas qu'elle soit sur perfusion financière de la Ville, mais priverait la Ville de la possibilité de tout contrôle réel sur l'institution qu'elle paie.
De toute façon, changer le statut du Grand Théâtre ne dépend même pas de la Ville, qui pourtant le paie, mais du Canton, puisque ce statut est voté par le Grand Conseil et a force de loi. Or le Canton n'accorde à l'opéra, pour tout soutien financier, qu'à peine plus d'un millième de ce que la Ville lui accorde. Et sa situation financière est telle qu'il est parfaitement illusoire d'attendre qu'il fasse plus... Sinon, évidemment, donner des ordres sans en assumer financièrement les conséquences.
Nous avons bien des critiques à faire et bien des propositions à présenter, au mode de financement actuel du Grand Théâtre. Mais ces critiques et ces propositions nous les inscrivons dans une volonté de défendre cette institution, comme lieu culturel. Certes, les institutions lyriques, les opéras comme institutions, le Grand Théâtre, donc, sont, historiquement, des institutions bourgeoises, quand elles ne sont pas aristocratiques. Ce ne sont pas les prolétaires genevois qui ont voulu le Grand Théàtre, et ce ne sont pas eux qui en forment aujourd'hui la majorité du public. Mais si l'opéra, comme institution, est bourgeois, l'opéra, comme forme d'expression artistique, ne l'est que dans la mesure où les grandes œuvres du répertoire nous viennent d'un temps où la bourgeoisie était une classe révolutionnaire. Prenez ces grandes oeuvres : la morale bourgeoise y est traînée dans la boue, les bourgeois y sont ridicules quand ils ne sont pas odieux, les héros sont hors-la-loi, dissidents, insoumis, et même lorsque l'opéra se clôt par un happy end, c'est après trois heures de démolition des convenances...
Peu importe, d'ailleurs : Nous ne sommes plus dans les heureuses années soixante du siècle dernier, où nous pouvions nous permettre d'opposer culture bourgeoise et contre-culture et de brandir le Centre autonome contre le Grand Théâtre, ni dans les heureuses années nonante où nous pouvions nous offrir le luxe d'opposer culture institutionnelle et culture alternative. Nous sommes dans un moment où n'importe quel lieu culturel, qu'il soit institutionnel ou alternatif, est à défendre, non contre un autre lieu culturel, mais contre le mercantilisme. Un moment où nous avons à défendre à la fois le Grand Théâtre et l'Usine, le nouveau musée d'ethnographie et la Cave 12. Un moment où nous n'avons pas à choisir entre plusieurs cultures, mais entre la culture et la marchandise. Et nous choisissons la culture, pour ne pas nous résigner à en avoir fini avec la grande ambition culturelle des Lumières, celle d'une culture émancipatrice, de l'égalité des droits acquise par la diffusion des savoirs, de la citoyenneté acquise par leur compréhension, de la liberté conquise par leur usage critique, contre les Ténèbres religieuses, morales, politiques. Pour ne pas nous résigner à passer à Genève de l'orgueilleux Post Tenebras Lux, à un piteux Post lucem nebulae, celui d'un « tout culturel« » qui ne serait qu'un «tout marchand » d'où la politique serait effacée, mise au service des marchands. Ou dite par des bureaucrates.