dimanche 22 avril 2012


Politique culturelle genevoise et projet de loi cantonale : Quand deux légitimités se confrontent

Tentant d'expliquer pourquoi la fonction de Conseiller d'Etat n'est plus ce qu'elle était, le président du Conseil d'Etat genevois, Pierre-François Unger observait dans « Le Temps »  que « nombre de décisions sont transférées à Berne sans que les moyens de les appliquer nous soient toujours octroyés. Ceux qui décident ne paient plus, et réciproquement ». Il avait raison, Unger. Mais ce qu'il décrivait, c'est exactement ce que de mauvais esprits accusent le Conseil d'Etat genevois de tenter avec son projet de loi sur la culture : s'arroger le pouvoir de décider en faisant supporter à d'autres le coût de ces décisions... Car à Genève, dans le champ de la politique culturelle, deux légitimités se confrontent : celle de la loi et celle du terrain. La légitimité de la loi, c'est celle du canton. La légitimité du terrain, c'est celle de la Ville, des villes, des communes -celle des moyens et des actions entreprises. La vieille distinction de l'Etat et de la Commune, de celui qui gouverne les gens et de celle qui administre les choses...


« Donnez les spectateurs en spectacle, rendez-les acteurs eux-mêmes » (Jean-Jacques Rousseau)

Nous avons à inventer, pour la politique culturelle de toute une région, le moyen de «faire ensemble» -celui de « fais ce que je dis» existant déjà : c'est celui de l'injonction bureaucratique ou princière. L'objectif d'une loi cantonale sur la culture, c'est d'être une loi pour la culture, c'est que le canton serve la politique culturelle genevoise, pas qu'il s'en serve pour régler ses comptes avec la Ville. Le projet de loi cantonale est d'ailleurs issu de cette volonté de « faire ensemble », et il est heureux que cette volonté soit un peu plus clairement affirmée dans le projet définitif que ce n'était le cas dans l'avant-projet. Reste que des ambiguïtés sont à lever et des clarifications à apporter, sur la concertation, la répartition des compétences et les moyens financiers.
La concertation, d'abord : Compte tenu du poids, dans la politique culturelle régionale, des communes en général, des villes en particulier et notamment de celle de Genève, la concertation entre le canton, la Ville, les villes et les communes n'est pas seulement un principe rhétorique auquel il conviendrait de sacrifier dans un texte de loi, mais elle est la condition même de la crédibilité de ce texte, et de l'engagement du canton dans le champ culturel. Et la concertation n'est pas réductible à la consultation : l'une est horizontale et implique une prise de décision en commun, l'autre est verticale et renvoie  la décision à qui consent à consulter.
La répartition des compétences, ensuite : donner au canton la possibilité de faire tout ce qu'il a envie de faire dans le domaine culturel sans en référer aux communes rompt avec le principe de subsidiarité encore présent dans la loi actuelle, et accorde au canton des compétences qui sont aujourd'hui essentiellement celles des communes -et tout particulièrement de la Ville de Genève.  La République est certainement mieux à même qu'une commune toute seule, d'assumer le travail de coordination des politiques culturelles. Mais elle n'est pas mieux à même qu'elle de financer ces politiques, ni de les concrétiser sur le terrain : on ne peut pas reproduire dans le champ culturel ce qui prévaut dans le champ scolaire, où le canton définit les programmes et les rythmes et emploie les enseignants, les communes assumant la construction, l'entretien et la conciergerie des bâtiments.
Les moyens financiers, enfin : les diverses réformes fiscales qui nous pendent au râble menacent les finances du canton, de la Ville, des villes et de presque toutes les communes (y compris celles qui pensent pouvoir y gagner). La suppression de la taxe professionnelle communale et de l'imposition sur le lieu de travail et la baisse de la fiscalité des entreprises feraient perdre à la seule Ville presque un quart de ses ressources, soit entre 230 et 270 millions, ce qui équivaut à la totalité de son budget culturel.  Or non seulement le projet de loi n'offre aucune garantie que le canton pourrait se substituer matériellement à la Ville, mais devant la constituante, les conseillers d'Etat Longchamp et Hiler ont clairement annoncé que le canton ne pourrait pas assumer la charge financière des compétences supplémentaires qu'il s'attribuerait. Alors qui le pourra? Et qui fera les frais de cet assèchement des ressources fiscales de l'une (la Ville) sans compensation par un effort accru de l'autre (le canton) ? Poser la question, c'est y répondre : « la culture paiera », et d'abord la création culturelle.

Si trivial que cela semble, le « faire ensemble » n'est pas qu'une pétition de principe, c'est aussi le « payer ensemble ». La République veut se doter d'une politique culturelle, et il faut dans la soutenir dans cette volonté : il était grand temps que l'on admette qu'une République ne se constitue pas d'abord par la police, mais par la culture. Mais il est grand temps aussi d'admettre qu'une politique culturelle ne peut se réduire à un texte de loi et à un discours sur elle-même et que s'il faut certes mettre des mots dans une loi, il faut aussi mettre la main à la poche. Sans quoi les mots sont creux. Bruyants, mais creux.

vendredi 13 avril 2012

Rénovation du musée d'Art et d'Histoire : un préavis de poids

Pas de Nouvel, bonne nouvelle ?

Le 29 février dernier, la Commission des monuments, de la nature et des sites a délivré un préavis défavorable à la requête en autorisation de construire déposée le 10 novembre par la Ville, pour la rénovation du Musée d'Art et d'Histoire. Le préavis de la CMNS ne porte cependant pas sur le principe de cette rénovation, que tout le monde s'accorde à considérer comme nécessaire et urgente, mais sur le seul projet pris en compte jusqu'à présent, celui de l'Atelier Jean Nouvel et de ses partenaires genevois. Si la Ville continue à s'accrocher à ce seul projet de rénovation, à n'en étudier sérieusement aucun autre et en particulier à ne pas étudier celui présenté par les associations de défense du patrimoine, ce n'est plus seulement le risque que l'on court, mais désormais la certitude que l'on peut annoncer, de se diriger tout droit et très vite dans une impasse et de condamner toute rénovation du musée, soit par refus de l'autorisation de construire, soit par provocation d'un référendum...

Décrocher la bernique Nouvel du rocher du MAH

Le préavis négatif donné par la Commission des monuments, de la nature et des sites au projet « Nouvel » de rénovation du Musée d'Art et d'Histoire n'hypothéquerait pas si lourdement cette rénovation si la Ville ne s'accrochait pas si obstinément à ce seul projet de rénovation -nous avions pourtant proposé au Conseil municipal de faire étudier en commission le projet alternatif de « Patrimoine Suisse », mais nous n'avions pas été suivi. Et c'est bien dommage, parce qu'on y a sans doute perdu l'avantage qu'aurait donné à la rénovation du MAH l'ouverture du débat à d'autres projets que celui de l'atelier Jean Nouvel.

Certes, la CMNS ne délivre que des préavis, et le Conseil d'Etat pourrait n'en pas tenir compte, mais ils pèsent lourd, ces préavis, dans des débats qui se concluent souvent par des référendums. Or le préavis de la CMNS reprend pour l'essentiel les objections des associations de défense du patrimoine, opposées au projet Nouvel et, au moins pour l'une d'entre elles (Patrimoine Suisse), favorables à un projet alternatif et donc à la rénovation du musée -mais pas à n'importe quelle rénovation : en respectant l'rchitecture du bâtiment Camoletti. Il veut préserver la cour « à l'italienne » du bâtiment actuel (et son apport de lumière naturelle), mais accepte (comme la CMNS) de la couvrir par une verrière. Il propose l'excavation du sous-sol pour un auditorium et des espaces d'exposition; il envisage l'affectation de l'ensemble du quadrilatère au MAH, pour en faire un véritable « quartier du Musée » en utilisant le bâtiment de l'école des beaux-arts après un accord avec le canton, et le remblai de la butte de l'Observatoire pour une extension, dissociée du bâtiment central mais offrant un espace additionnel plus important que celui proposé par le projet Nouvel. Bref, le projet de Patrimoine Suisse intègre des préoccupations et propose des aménagements que le projet Nouvel n'intègre et ne propose pas, mais il entend répondre aux mêmes objectifs que le projet Nouvel, s'il propose d'y répondre autrement. Il offre donc un deuxième scénario pour ces objectifs : admettez qu'il serait à la fois absurde et stupide de refuser toute étude de ce deuxième scénario, lorsque l'on sait que le premier est contesté, qu'il le sera par un référendum, qu'il faudra donc voter et qu'il faudra, pour gagner ce vote, c'est-à-dire faire accepter par le peuple une dépense de plusieurs diozaines, et peut-être d'une centaine de millions de francs, constituer une coalition qui soit potentiellement majoritaire. Et qu'on ne pourra pas constituer à la fois contre les associations de défense du patrimoine et contre les adversaires de tout investissement culturel, quel qu'il soit.

Et puis, au-delà du débat sur la rénovation du musée, il y a celui, qui ne se mène guère, sur le rôle même d'un musée. Avant d'être un lieu culturel, le musée public est un signe social, qui dit l'identité que revendique la collectivité dont il émane. Mais les musées, aujourd'hui, se mercantilisent, se conçoivent comme des lieux de consommation de marchandises culturelles. Une consommation qui se mesure comme toute consommation : quantitativement, par le nombre de consommateurs et par le chiffre d'affaire. Coiffer le MAH d'un restaurant et combler sa cour intérieure participe de cette évolution, et de cette dévaluation, des musées. La signature de Nouvel n'y ajoute qu'un peu de prestige, ou du moins qu'un peu de glamour médiatique. L'ancien conservateur cantonal Bernard Zumthor y voit, non plus le signe d'un projet muséal, mais celui de « l'inféodation du champ culturel à la futile idéologie du paraître ». Nous partageons ce constat. Mais pour que le débat s'ouvre sur ce qu'il exprime, et donc sur ce qu'on attend de nos musées, il faut d'abord pouvoir se sortir de la guerre de tranchées ouverte autour de la rénovation du MAH, et on ne s'en extirpera pas de nos tranchées tant qu'on s'accrochera au projet Nouvel comme une bernique à son rocher.