lundi 1 septembre 2014
Chronique de l'apolitique inculturelle cantonale genevoise
Cinéforum (la Fondation romande pour le cinéma), qui soutient la
création cinématographique romande, est soutenue par tous les
cantons romands, et par les villes de Genève et Lausanne. Entre la
Ville et le canton de Genève, ce devrait être la moitié de la
contribution totale de 10 millions qui devrait provenir du bout du
lac (puisque la moitié des films soutenus par Cinéforum sont
produits ou réalisés à Genève). Mais le conditionnel est de
rigueur, parce que si la ville tient ses engagements, le canton,
lui, traîne les pieds : il ne devrait arriver qu'en 2016 à verser ce
que la Ville verse depuis 2012 (2,5 millions), et même ça, il risque
fort de ne pas le faire, contrairement aux engagements pris, puisque
la majorité de la commission des finances du Grand Conseil a voté
contre la poursuite de la progression de l'engagement du canton, le
PLR et l'UDC voulant s'arrêter à la contribution versée en 2014
(inférieure à celle de la Ville, donc) et le MCG voulant carrément
supprimer toute contribution. Au bout du (mé)compte, seuls la gauche
(PS , Verts, Ensemble à Gauche) et le PDC sont d'accord de tenir les
engagements du canton. Et encore, côté PS et Verts, on se dit prêt à
renoncer à l'augmentation prévue de la contribution cantonale et à
se contenter de la « stabiliser », au prétexte de sauver les
meubles. Ouais, ben si ça augure médiocrement de la « chasse aux
doublons » dans le domaine de la culture, ça dit bien à quoi on à
affaire avec le Grand Conseil élu l'année dernière. Et donc de la
nécessité politique d'opposer à ce comice cantonal un contrepoids
municipal (gauche comprise, surtout) capable, lui, de tenir ses
engagements et de faire son boulot... Parce que s'agissant de la
politique culturelle, on risque pas de trouver des «doublons» entre
la commune et le canton, vu que quand on cause culture, la majorité
cantonale comprend « agriculture » et n'est capable que de sortir
son sécateur. Et qu'après le cinéma, ce sont le théâtre, le livre,
les musées et le reste qui sont dans la cible..
jeudi 26 juin 2014
Restauration et extension du Musée d'Art et d'Histoire : Un peu de culture dans le débat ?
Un projet de motion déposé au Conseil municipal de la Ville de
Genève*, et renvoyé à la commission des Artts et de la Culture,
demande qu'on mette un peu de projet culturel dans le débat sur la
restauration et la rénovation du MAH... Un débat sur le projet
culturel, après des années de guerre de tranchées autour du seul
enjeu patrimonial, et avant des mois de polémiques sur le seul enjeu
financier, cela s'impose.. Parce que si « faire entrer un musée du
XIXe siècle dans le XXIe siècle » est l'ambition affichée du projet
officiel de restauration et d'extension du Musée d'Art et
d'Histoire, on a beaucoup de mal à trouver sous cette formulation
prudhommesque de quoi exprimer le contenu culturel d'un tel projet.
Or c'est ce contenu culturel qui peut seul peut justifier
l'engagement politique et financier qu'il implique de la part de la
Ville de Genève...
** Projet de motion de Mme et MM Pascal Holenweg, Pierre Gauthier, Grégoire Carasso et Sandrine Burger : "Restauration et extension du Musée d'Art et d'Histoire :quel contenu culturel, quelles garanties éthiques ?"
« Culture », « politique », des mots grossiers ?
En octobre dernier se tenaient en notre bonne ville des « Etats généraux des musées genevois ». Lors d'un colloque public dans le cadre de ces «Etats généraux», moult interventions insistèrent sur cette évidence que, s'agissant d'institutions culturelles centrales, les « enjeux pour les musées au XXIe siècle » (c'était le titre du colloque) sont d'abord des enjeux culturels. C'était bien dit. Mais avec quel écho, dans le débat public qui s'est engagé autour du projet d'extension du MAH présenté par le Conseil Administratif (comme d'ailleurs autour du contre-projet présenté par ses adversaires) ? Rien. Nada. Nitchevo. Le contenu culturel du projet a été jusqu'à présent le thème le moins présent dans ced débat. Comme si l'enjeu n'était que celui du contenant du musée, et que son contenu était finalement accessoire. Alors, on s'est autorisés à ne pas se résigner à cette absence du débat culturel dans le débat sur le projet de « nouveau » MAH. Et on demande au Conseil Administratif qu'il assume ce débat, avec tout ce qu'il implique, y compris quant à la provenance de ce qui constitue les collections du musée et les œuvres et objets des expositions temporaires.
On veut bien croire, ou au moins faire semblant, qu'un musée ne peut se passer d'un restaurant, que la vue depuis ledit restaurant est aussi importante que ce que le musée expose, qu'il faut vivre avec son temps, tout ça, et bien d'autres lieux communs encore dont on vous fait grâce, mais tout de même : un vrai projet culturel pour une institution culturelle (et non des moindres), c'est pas accessoire. Un vrai projet muséal pour un musée, ça devrait pouvoir se débattre, publiquement, contradictoirement. Et pas seulement sur les détails, mais sur le fond : c'est quoi, au juste, la fonction d'un musée, aujourd'hui? Et ça s'adresse à qui ? Et c'est quoi, au juste, le rôle d'un parlement, et d'une collectivité publique, dans la définition de la place prise par le principal musée de la République dans le réseau des institutions culturelles de la République ?
On sait, des fois, on pose des questions bêtes. Et, bêtement, on attend même qu'on y réponde. Et de préférence, qu'on y réponde avant que le projet de restauration et de rénovation du Musée d'Art et d'Histoire soit soumis au peuple. Parce qu'on aimerait bien savoir ce que les partisans de ce projet en attendent, et ce que les adversaires de ce projet lui reprochent, non seulement du point de vue patrimonial ou financier, mais aussi en termes de politique culturelle. Bref, on aimerait bien savoir si on fait un musée pour les oeuvres et les objets, ou si on fait un musée pour les visiteurs. Or privilégier l'un ou l'autre, c'est bien un choix politique, car à Genève, s'agissant du Musée d'Art et d'Histoire, on ne projette de restaurer et d'étendre ni un parking ni un supermarché (quoique... à entendre certains arguments, on pourrait s'interroger), mais une institution culturelle liée à d'autres institutions culturelles, dans une politique culturelle cohérente.
« Culture », « politique », est-ce qu'on aurait proféré des mots grossiers, là ?
** Projet de motion de Mme et MM Pascal Holenweg, Pierre Gauthier, Grégoire Carasso et Sandrine Burger : "Restauration et extension du Musée d'Art et d'Histoire :quel contenu culturel, quelles garanties éthiques ?"
« Culture », « politique », des mots grossiers ?
En octobre dernier se tenaient en notre bonne ville des « Etats généraux des musées genevois ». Lors d'un colloque public dans le cadre de ces «Etats généraux», moult interventions insistèrent sur cette évidence que, s'agissant d'institutions culturelles centrales, les « enjeux pour les musées au XXIe siècle » (c'était le titre du colloque) sont d'abord des enjeux culturels. C'était bien dit. Mais avec quel écho, dans le débat public qui s'est engagé autour du projet d'extension du MAH présenté par le Conseil Administratif (comme d'ailleurs autour du contre-projet présenté par ses adversaires) ? Rien. Nada. Nitchevo. Le contenu culturel du projet a été jusqu'à présent le thème le moins présent dans ced débat. Comme si l'enjeu n'était que celui du contenant du musée, et que son contenu était finalement accessoire. Alors, on s'est autorisés à ne pas se résigner à cette absence du débat culturel dans le débat sur le projet de « nouveau » MAH. Et on demande au Conseil Administratif qu'il assume ce débat, avec tout ce qu'il implique, y compris quant à la provenance de ce qui constitue les collections du musée et les œuvres et objets des expositions temporaires.
On veut bien croire, ou au moins faire semblant, qu'un musée ne peut se passer d'un restaurant, que la vue depuis ledit restaurant est aussi importante que ce que le musée expose, qu'il faut vivre avec son temps, tout ça, et bien d'autres lieux communs encore dont on vous fait grâce, mais tout de même : un vrai projet culturel pour une institution culturelle (et non des moindres), c'est pas accessoire. Un vrai projet muséal pour un musée, ça devrait pouvoir se débattre, publiquement, contradictoirement. Et pas seulement sur les détails, mais sur le fond : c'est quoi, au juste, la fonction d'un musée, aujourd'hui? Et ça s'adresse à qui ? Et c'est quoi, au juste, le rôle d'un parlement, et d'une collectivité publique, dans la définition de la place prise par le principal musée de la République dans le réseau des institutions culturelles de la République ?
On sait, des fois, on pose des questions bêtes. Et, bêtement, on attend même qu'on y réponde. Et de préférence, qu'on y réponde avant que le projet de restauration et de rénovation du Musée d'Art et d'Histoire soit soumis au peuple. Parce qu'on aimerait bien savoir ce que les partisans de ce projet en attendent, et ce que les adversaires de ce projet lui reprochent, non seulement du point de vue patrimonial ou financier, mais aussi en termes de politique culturelle. Bref, on aimerait bien savoir si on fait un musée pour les oeuvres et les objets, ou si on fait un musée pour les visiteurs. Or privilégier l'un ou l'autre, c'est bien un choix politique, car à Genève, s'agissant du Musée d'Art et d'Histoire, on ne projette de restaurer et d'étendre ni un parking ni un supermarché (quoique... à entendre certains arguments, on pourrait s'interroger), mais une institution culturelle liée à d'autres institutions culturelles, dans une politique culturelle cohérente.
« Culture », « politique », est-ce qu'on aurait proféré des mots grossiers, là ?
dimanche 22 juin 2014
Restauration et extension du Musée d'Art et d'Histoire : Un peu de culture dans le débat ?
Un projet de motion déposé au Conseil municipal de la Ville de Genève*, et renvoyé à la commission des Artts et de la Culture, demande qu'on mette un peu de projet culturel dans le débat sur la restauration et la rénovation du MAH... Un débat sur le projet culturel, après des années de guerre de tranchées autour du seul enjeu patrimonial, et avant des mois de polémiques sur le seul enjeu financier, cela s'impose.. Parce que si « faire entrer un musée du XIXe siècle dans le XXIe siècle » est l'ambition affichée du projet officiel de restauration et d'extension du Musée d'Art et d'Histoire, on a beaucoup de mal à trouver sous cette formulation prudhommesque de quoi exprimer le contenu culturel d'un tel projet. Or c'est ce contenu culturel qui peut seul peut justifier l'engagement politique et financier qu'il implique de la part de la Ville de Genève...
* Projet de motion de Mme et MM Pascal Holenweg, Pierre Gauthier, Grégoire Carasso et Sandrine Burger : "Restauration et extension du Musée d'Art et d'Histoire :quel contenu culturel, quelles garanties éthiques ?"
« Culture », « politique », des mots grossiers ?
En octobre dernier se tenaient en notre bonne ville des « Etats généraux des musées genevois ». Lors d'un colloque public dans le cadre de ces «Etats généraux», moult interventions insistèrent sur cette évidence que, s'agissant d'institutions culturelles centrales, les « enjeux pour les musées au XXIe siècle » (c'était le titre du colloque) sont d'abord des enjeux culturels. C'était bien dit. Mais avec quel écho, dans le débat public qui s'est engagé autour du projet d'extension du MAH présenté par le Conseil Administratif (comme d'ailleurs autour du contre-projet présenté par ses adversaires) ? Rien. Nada. Nitchevo. Le contenu culturel du projet a été jusqu'à présent le thème le moins présent dans ced débat. Comme si l'enjeu n'était que celui du contenant du musée, et que son contenu était finalement accessoire. Alors, on s'est autorisés à ne pas se résigner à cette absence du débat culturel dans le débat sur le projet de « nouveau » MAH. Et on demande au Conseil Administratif qu'il assume ce débat, avec tout ce qu'il implique, y compris quant à la provenance de ce qui constitue les collections du musée et les œuvres et objets des expositions temporaires.
On veut bien croire, ou au moins faire semblant, qu'un musée ne peut se passer d'un restaurant, que la vue depuis ledit restaurant est aussi importante que ce que le musée expose, qu'il faut vivre avec son temps, tout ça, et bien d'autres lieux communs encore dont on vous fait grâce, mais tout de même : un vrai projet culturel pour une institution culturelle (et non des moindres), c'est pas accessoire. Un vrai projet muséal pour un musée, ça devrait pouvoir se débattre, publiquement, contradictoirement. Et pas seulement sur les détails, mais sur le fond : c'est quoi, au juste, la fonction d'un musée, aujourd'hui? Et ça s'adresse à qui ? Et c'est quoi, au juste, le rôle d'un parlement, et d'une collectivité publique, dans la définition de la place prise par le principal musée de la République dans le réseau des institutions culturelles de la République ?
On sait, des fois, on pose des questions bêtes. Et, bêtement, on attend même qu'on y réponde. Et de préférence, qu'on y réponde avant que le projet de restauration et de rénovation du Musée d'Art et d'Histoire soit soumis au peuple. Parce qu'on aimerait bien savoir ce que les partisans de ce projet en attendent, et ce que les adversaires de ce projet lui reprochent, non seulement du point de vue patrimonial ou financier, mais aussi en termes de politique culturelle. Bref, on aimerait bien savoir si on fait un musée pour les oeuvres et les objets, ou si on fait un musée pour les visiteurs. Or privilégier l'un ou l'autre, c'est bien un choix politique, car à Genève, s'agissant du Musée d'Art et d'Histoire, on ne projette de restaurer et d'étendre ni un parking ni un supermarché (quoique... à entendre certains arguments, on pourrait s'interroger), mais une institution culturelle liée à d'autres institutions culturelles, dans une politique culturelle cohérente.
« Culture », « politique », est-ce qu'on aurait proféré des mots grossiers, là ?
samedi 26 avril 2014
Moi artiste, toi gestionnaire...
Ces prochaines années, la Ville de Genève va consacrer aux
institutions culturelles, à la rénovation de leurs bâtiments, à
leur fonctionnement, à la création de lieux nouveaux, des moyens
financiers considérables -plusieurs centaines de millions de
francs au total, sur une ou deux législatures, si l'on additionne
la rénovation du Grand Théâtre, la rénovation et, peut-être,
l'extension du Musée d'Art et d'Histoire, la construction de la
Nouvelle Comédie, les subventions ordinaires, directes et
indirectes, aux institutions et à des fonds comme celui, romand,
de soutien au cinéma. Cet effort est pleinement justifié -même
lorsque nous regrettons le déséquilibre entre ce qui est affecté
aux grandes institutions et ce qui l'est aux lieux plus modestes,
à la culture émergente, aux acteurs culturels indépendants. Mais
dans le débat autour de ces choix politiques, une voix peine à se
faire entendre : celle des des créateurs qui vont peupler ces
lieux de leur travail et de leurs oeuvres. Alors, on s'autorise à
parler à leur place -qu'ils nous pardonnent cette licence : après
tout, s'ils parlaient plus fort, et plus ensemble, on les
entendrait mieux...
Gestionnaires du vent, vous serez aussi gestionnaires de la liberté -et elle est ingérable.
Je suis l’artiste. Il en fallait bien un, je suis là. Vous, vous êtes les gestionnaires. Les gestionnaires de la culture. Les gestionnaires des institutions culturelles. Il semble qu’il en faille aussi, puisque vous êtes là. Avons-nous quelque chose à nous dire ? Nous avons en tous cas quelque chose à faire ensemble, et on appelle cela de la culture. Il arrive même que l’on prétende appeler cela de la création culturelle. Je pourrais sans doute le faire sans vous. Vous ne pourriez pas le faire sans moi -ou alors, il vous faudrait le faire vous-même, mais l’artiste, alors ce serait vous. Seriez-vous en manque d’un gestionnaire ?
Sans nous, les institutions culturelles, les lieux de cultures, ne seraient que des coquilles vides, des lieux morts, des machines tournant à vide pour ne rien produire, ni reproduire. Mais sans ces institutions, sans ces lieux, qui nous verrait, nous écouterait, nous jugerait ? Il nous faut un lieu où parler, il vous faut peupler les lieux dont vous disposez, faire que ces lieux soient hantés, qu’y résonnent d’autres bruits que ceux de leur administration. Sans ces lieux, nous sommes sans écho ; sans nous, ces lieux sont sans bruit. Nous sommes faits donc pour nous rencontrer : nous sommes inaudibles sans vous, vous êtes inutiles sans nous.
Cela veut-il dire que nous sommes faits pour nous comprendre ? N’en demandons pas trop : nous sommes condamnés à travailler ensemble, et c’est déjà beaucoup exiger -de nous, comme de vous.
Moi, je suis l’artiste. Et l’artiste est par nature ingrat. Il ne remercie pas, l’artiste. Il serait même assez habitué à cracher dans la soupe, l’artiste. Mais s’il ne le faisait pas, quel goût aurait-elle ? En aurait-elle même un, sinon celui du brouet de la culture officielle ? Vous, vous êtes les gestionnaires des institutions culturelles, des lieux culturels, et dans ces lieux, par ces institutions, il nous est permis à nous, les artistes, de vous témoigner de notre ingratitude. Une institution culturelle, après tout, est-ce autre chose que le moyen de pomper du fric pour en faire du vent ? Et gérer cette institution, est-ce faire autre chose qu’organiser cet heureux racket qui nous permet de faire payer le monde tel qu’il est pour qu’il s’entende dire comment il devrait être ?
Je suis la marge, vous êtes la page. Ce que vous avez à gérez, ce que les pouvoirs publics auront à subventionner, est ce qui toujours échappera à la gestion, ce qui ne deviendra rentable qu’en disparaissant : la création. C’est du vent. Vous allez être des gestionnaires de vent. Des meuniers ou des voiliers. Et nous qui nous rêvions démiurges, ou de cette sorte d’oiseaux que leurs ailes de géants empêchent de marcher, sommes bien contents, tout de même, de nous poser parfois dans un théâtre subventionné, un musée officiel, un opera reconnu, qui sans nous ne seraient que des volières vides.
La culture, les institutions culturelles, les lieux culturels, ce sont des hommes et des femmes incommodes, ingrats, insatisfaits, revendicatifs, qui les peuplent. Et si vous espériez pouvoir les peupler autrement, il vous faudra en rabattre de vos espérances. C’est à nous que vous aurez affaire. C’est nous qui ferons vivre vos institutions, les ferons résonner, les ferons créer. Nous qui y ferons ce qu’il ne faut pas faire, y dirons ce qu’il faut taire, y montrerons ce qui devrait rester cacher. Gestionnaires du vent, vous serez aussi gestionnaires de la liberté -et elle est ingérable.
Nous sommes ingrats. Nous ne vous remercierons pas. Nous ne vous féliciterons pas. Nous ne vous dirons même pas le besoin que nous avons de vous. Nous ne vous parlons ici que pour vous prévenir : en plus du public, en plus des mécènes, en plus des sponsors, en plus des politiciens, vous aurez affaire à l'artiste. Au créateur. Le seul dont vous ne pourrez vous passer.
Gestionnaires du vent, vous serez aussi gestionnaires de la liberté -et elle est ingérable.
Je suis l’artiste. Il en fallait bien un, je suis là. Vous, vous êtes les gestionnaires. Les gestionnaires de la culture. Les gestionnaires des institutions culturelles. Il semble qu’il en faille aussi, puisque vous êtes là. Avons-nous quelque chose à nous dire ? Nous avons en tous cas quelque chose à faire ensemble, et on appelle cela de la culture. Il arrive même que l’on prétende appeler cela de la création culturelle. Je pourrais sans doute le faire sans vous. Vous ne pourriez pas le faire sans moi -ou alors, il vous faudrait le faire vous-même, mais l’artiste, alors ce serait vous. Seriez-vous en manque d’un gestionnaire ?
Sans nous, les institutions culturelles, les lieux de cultures, ne seraient que des coquilles vides, des lieux morts, des machines tournant à vide pour ne rien produire, ni reproduire. Mais sans ces institutions, sans ces lieux, qui nous verrait, nous écouterait, nous jugerait ? Il nous faut un lieu où parler, il vous faut peupler les lieux dont vous disposez, faire que ces lieux soient hantés, qu’y résonnent d’autres bruits que ceux de leur administration. Sans ces lieux, nous sommes sans écho ; sans nous, ces lieux sont sans bruit. Nous sommes faits donc pour nous rencontrer : nous sommes inaudibles sans vous, vous êtes inutiles sans nous.
Cela veut-il dire que nous sommes faits pour nous comprendre ? N’en demandons pas trop : nous sommes condamnés à travailler ensemble, et c’est déjà beaucoup exiger -de nous, comme de vous.
Moi, je suis l’artiste. Et l’artiste est par nature ingrat. Il ne remercie pas, l’artiste. Il serait même assez habitué à cracher dans la soupe, l’artiste. Mais s’il ne le faisait pas, quel goût aurait-elle ? En aurait-elle même un, sinon celui du brouet de la culture officielle ? Vous, vous êtes les gestionnaires des institutions culturelles, des lieux culturels, et dans ces lieux, par ces institutions, il nous est permis à nous, les artistes, de vous témoigner de notre ingratitude. Une institution culturelle, après tout, est-ce autre chose que le moyen de pomper du fric pour en faire du vent ? Et gérer cette institution, est-ce faire autre chose qu’organiser cet heureux racket qui nous permet de faire payer le monde tel qu’il est pour qu’il s’entende dire comment il devrait être ?
Je suis la marge, vous êtes la page. Ce que vous avez à gérez, ce que les pouvoirs publics auront à subventionner, est ce qui toujours échappera à la gestion, ce qui ne deviendra rentable qu’en disparaissant : la création. C’est du vent. Vous allez être des gestionnaires de vent. Des meuniers ou des voiliers. Et nous qui nous rêvions démiurges, ou de cette sorte d’oiseaux que leurs ailes de géants empêchent de marcher, sommes bien contents, tout de même, de nous poser parfois dans un théâtre subventionné, un musée officiel, un opera reconnu, qui sans nous ne seraient que des volières vides.
La culture, les institutions culturelles, les lieux culturels, ce sont des hommes et des femmes incommodes, ingrats, insatisfaits, revendicatifs, qui les peuplent. Et si vous espériez pouvoir les peupler autrement, il vous faudra en rabattre de vos espérances. C’est à nous que vous aurez affaire. C’est nous qui ferons vivre vos institutions, les ferons résonner, les ferons créer. Nous qui y ferons ce qu’il ne faut pas faire, y dirons ce qu’il faut taire, y montrerons ce qui devrait rester cacher. Gestionnaires du vent, vous serez aussi gestionnaires de la liberté -et elle est ingérable.
Nous sommes ingrats. Nous ne vous remercierons pas. Nous ne vous féliciterons pas. Nous ne vous dirons même pas le besoin que nous avons de vous. Nous ne vous parlons ici que pour vous prévenir : en plus du public, en plus des mécènes, en plus des sponsors, en plus des politiciens, vous aurez affaire à l'artiste. Au créateur. Le seul dont vous ne pourrez vous passer.
mardi 22 avril 2014
Genève : La culture dans la ville des mots
Tout à Genève, à commencer par Genève elle-même, a procédé de
l’échange et de la parole. L’histoire ici n’a pas laissé ces
alluvions, ces dépôts matériels empilés les uns sur les autres,
siècle après siècle, règne sur règne, et sur quoi se fondent les
villes illustres d’Europe. Genève n’est pas moins porteuses
d’histoire qu’elles, mais son histoire n’est pas dite par des
pierres : elle l’est par des mots. Genève a la discrétion
hautaine, l’orgueilleuse modestie de ses vieux prédicateurs. On
n’y trouvera pas de grands monuments, pas de grands ensembles
architecturaux, pas de chefs d’oeuvres picturaux ou sculpturaux.
On y trouvera d’abord l’air du temps, de tous les temps vécus par
la ville ; air où flottent encore la parole de Calvin et les rêves
de Rousseau, les imprécations de Voltaire et l’égocentrisme
d’Amiel -mais des mots, d’abord, et des mots, surtout.
"C’est par leurs marges que tiennent ensemble les pages des livres"
Des mots, parlés et écrits, Genève en est née. Elle est certes ville d’échanges économiques, lieu de passages de populations ; elle est surtout ville d’échanges d’idées, de passages de paroles, et de paroles écrites. Ville de marchands devenue République de pasteurs et d’imprimeurs, cité de diplomates et de conspirateurs, refuge de potentats chassés de leurs trônes par des révolutionnaires qui souvent avant eux avaient ici trouvé le même refuge... Ville où l’on achète et vend, parle et écrit, négocie et proclame, et pourtant ville fermée : ville de tractations souterraines, de paroles secrètes, de contacts clandestins, abritant dans une parfaite neutralité les fonds des révolutionnaires et les rapines des potentats, les économies des victimes et les placements des bourreaux. Mais ville, toujours, de mots plus grands qu’elle.
Ce qu’est encore cette ville dit ce qu’y fut, et ce qu’y reste essentiellement la culture : une ville de mots écrits. Genève s’est longtemps méfiée du théâtre, dont les mots sont dits, et plus encore de la danse, qui se passe de mots. Elle n’a longtemps vu dans la musique que ce qu’y apportait le chant : de la parole, encore et toujours -et celle de la Bible, d’abord. Mais si elle tarda à accueillir le théâtre, la danse, la musique, elle eut dès qu’elle put imprimeurs, libraires, bibliothèques, écoles -et la République calvinienne fut sans doute le premier Etat d’Europe à imposer l’instruction publique et obligatoire, et en une génération, à alphabétiser toute sa population. Il fallait pouvoir lire la Bible ; on lira ensuite bien autre chose, et après avoir lu, on écrira, beaucoup, et sur tout. La culture à Genève est d’abord une culture littéraire, par quoi tout passait, et tout devait passer. Le reste est venu de surcroît, et parfois en y mettant bien longtemps : la République n’eut pas de théâtre pendant 150 ans, pas de ballet pendant 250 ans, pas de véritable orchestre symphonique avant Ernest Ansermet.
Genève est autant qu’il est possible de l’être, une ville de culture ; elle naît comme République d’une révolution culturelle (la Réforme), elle se constitue par la culture, elle survit par elle, se nourrit d’elle, grandit par elle, tient, enfin par elle. Toutes collectivités publiques suisses confondues, Ville, communes et canton additionnés, Genève est de tous les cantons celui qui consacre le plus de ressources à la culture. Mais si Genève s’est constituée par la culture, elle peut aussi se déconstruire en se refusant à réformer les conditions dans lesquelles se définit, se finance et se mène une politique culturelle -quelle qu’elle soit.
Ville de mots et de chiffres, ville kabbalistique où les chiffres cachent des mots et les mots se mesurent en chiffres, Genève parle, écrit, compte, échange -elle ne dépense ni ne se dépense sans que quelque chose ne l’y force. On n’aime pas l’inutile, l’ostentatoire, le somptuaire. On croit ne jamais parler qu’à bon escient, ne jamais dépenser que ce qu’il faut. On finit par ne plus parler que pour redire que ce qui déjà fut dit, et par n’avoir de politique culturelle que celle du patrimoine et des grandes institutions productrices de représentation culturelle. Or la charge matérielle du soutien aux institutions culturelles et le fait que cette charge repose pour l’essentiel à Genève sur un seul porteur municipal fait courir un danger aussi grave que celui de la fragilisation des institutions : celui de l’abandon de la culture non-institutionnelle, de la « culture pauvre », des cultures de l’immigration, de la culture alternative, de la culture d’expérimentation.
C’est par leurs marges que tiennent les pages des livres ; c’est par leurs marges aussi que tiennent les réseaux culturels. Qu’attend la collectivité d’une politique culturelle : qu’elle exprime et pérennise le lien social existant, dans ses codes existants, ou qu’elle exprime la recherche d’un lieu nouveau et de codes nouveaux ? Qu’elle expose le patrimoine et se contente de cette exposition ou accepte d’y ajouter la mise en scène sociale des contenus culturels non reconnus comme tels, et donc des lieux, des mots, des images, des bruits des conflits sociaux ? Toute création culturelle est création de lien social qui n’est pas une chaîne puisqu’il n’entrave pas, mais une alliance puisqu’il fonde le contrat social ; toute création culturelle donne un sens à ce lien -que ce sens accepte ce contrat, ou qu’il le nie.
"C’est par leurs marges que tiennent ensemble les pages des livres"
Des mots, parlés et écrits, Genève en est née. Elle est certes ville d’échanges économiques, lieu de passages de populations ; elle est surtout ville d’échanges d’idées, de passages de paroles, et de paroles écrites. Ville de marchands devenue République de pasteurs et d’imprimeurs, cité de diplomates et de conspirateurs, refuge de potentats chassés de leurs trônes par des révolutionnaires qui souvent avant eux avaient ici trouvé le même refuge... Ville où l’on achète et vend, parle et écrit, négocie et proclame, et pourtant ville fermée : ville de tractations souterraines, de paroles secrètes, de contacts clandestins, abritant dans une parfaite neutralité les fonds des révolutionnaires et les rapines des potentats, les économies des victimes et les placements des bourreaux. Mais ville, toujours, de mots plus grands qu’elle.
Ce qu’est encore cette ville dit ce qu’y fut, et ce qu’y reste essentiellement la culture : une ville de mots écrits. Genève s’est longtemps méfiée du théâtre, dont les mots sont dits, et plus encore de la danse, qui se passe de mots. Elle n’a longtemps vu dans la musique que ce qu’y apportait le chant : de la parole, encore et toujours -et celle de la Bible, d’abord. Mais si elle tarda à accueillir le théâtre, la danse, la musique, elle eut dès qu’elle put imprimeurs, libraires, bibliothèques, écoles -et la République calvinienne fut sans doute le premier Etat d’Europe à imposer l’instruction publique et obligatoire, et en une génération, à alphabétiser toute sa population. Il fallait pouvoir lire la Bible ; on lira ensuite bien autre chose, et après avoir lu, on écrira, beaucoup, et sur tout. La culture à Genève est d’abord une culture littéraire, par quoi tout passait, et tout devait passer. Le reste est venu de surcroît, et parfois en y mettant bien longtemps : la République n’eut pas de théâtre pendant 150 ans, pas de ballet pendant 250 ans, pas de véritable orchestre symphonique avant Ernest Ansermet.
Genève est autant qu’il est possible de l’être, une ville de culture ; elle naît comme République d’une révolution culturelle (la Réforme), elle se constitue par la culture, elle survit par elle, se nourrit d’elle, grandit par elle, tient, enfin par elle. Toutes collectivités publiques suisses confondues, Ville, communes et canton additionnés, Genève est de tous les cantons celui qui consacre le plus de ressources à la culture. Mais si Genève s’est constituée par la culture, elle peut aussi se déconstruire en se refusant à réformer les conditions dans lesquelles se définit, se finance et se mène une politique culturelle -quelle qu’elle soit.
Ville de mots et de chiffres, ville kabbalistique où les chiffres cachent des mots et les mots se mesurent en chiffres, Genève parle, écrit, compte, échange -elle ne dépense ni ne se dépense sans que quelque chose ne l’y force. On n’aime pas l’inutile, l’ostentatoire, le somptuaire. On croit ne jamais parler qu’à bon escient, ne jamais dépenser que ce qu’il faut. On finit par ne plus parler que pour redire que ce qui déjà fut dit, et par n’avoir de politique culturelle que celle du patrimoine et des grandes institutions productrices de représentation culturelle. Or la charge matérielle du soutien aux institutions culturelles et le fait que cette charge repose pour l’essentiel à Genève sur un seul porteur municipal fait courir un danger aussi grave que celui de la fragilisation des institutions : celui de l’abandon de la culture non-institutionnelle, de la « culture pauvre », des cultures de l’immigration, de la culture alternative, de la culture d’expérimentation.
C’est par leurs marges que tiennent les pages des livres ; c’est par leurs marges aussi que tiennent les réseaux culturels. Qu’attend la collectivité d’une politique culturelle : qu’elle exprime et pérennise le lien social existant, dans ses codes existants, ou qu’elle exprime la recherche d’un lieu nouveau et de codes nouveaux ? Qu’elle expose le patrimoine et se contente de cette exposition ou accepte d’y ajouter la mise en scène sociale des contenus culturels non reconnus comme tels, et donc des lieux, des mots, des images, des bruits des conflits sociaux ? Toute création culturelle est création de lien social qui n’est pas une chaîne puisqu’il n’entrave pas, mais une alliance puisqu’il fonde le contrat social ; toute création culturelle donne un sens à ce lien -que ce sens accepte ce contrat, ou qu’il le nie.
Inscription à :
Articles (Atom)