samedi 26 avril 2014

Moi artiste, toi gestionnaire...

Ces prochaines années, la Ville de Genève  va consacrer aux institutions culturelles, à la rénovation de leurs bâtiments, à leur fonctionnement, à la création de lieux nouveaux, des moyens financiers considérables -plusieurs centaines de millions de francs au total, sur une ou deux législatures, si l'on additionne la rénovation du Grand Théâtre, la rénovation et, peut-être, l'extension du Musée d'Art et d'Histoire, la construction de la Nouvelle Comédie, les subventions ordinaires, directes et indirectes, aux institutions et à des fonds comme celui, romand, de soutien au cinéma. Cet effort est pleinement justifié -même lorsque nous regrettons le déséquilibre entre ce qui est affecté aux grandes institutions et ce qui l'est aux lieux plus modestes, à la culture émergente, aux acteurs culturels indépendants. Mais dans le débat autour de ces choix politiques, une voix peine à se faire entendre : celle des des créateurs qui vont peupler ces lieux de leur travail et de leurs oeuvres. Alors, on s'autorise à parler à leur place -qu'ils nous pardonnent cette licence : après tout, s'ils parlaient plus fort, et plus ensemble, on les entendrait mieux...

Gestionnaires du vent, vous serez aussi gestionnaires de la liberté -et elle est ingérable.

Je suis l’artiste. Il en fallait bien un, je suis là. Vous, vous êtes les gestionnaires. Les gestionnaires de la culture. Les gestionnaires des institutions culturelles. Il semble qu’il en faille aussi, puisque vous êtes là. Avons-nous quelque chose à nous dire ? Nous avons en tous cas quelque chose à faire ensemble, et on appelle cela de la culture. Il arrive même que l’on prétende appeler cela de la création culturelle. Je pourrais sans doute le faire sans vous. Vous ne pourriez pas le faire sans moi -ou alors, il vous faudrait le faire vous-même, mais l’artiste, alors ce serait vous. Seriez-vous en manque d’un gestionnaire ?
Sans nous, les institutions culturelles, les lieux de cultures, ne seraient que des coquilles vides, des lieux morts, des machines tournant à vide pour ne rien produire, ni  reproduire. Mais sans ces institutions, sans ces lieux, qui nous verrait, nous écouterait, nous jugerait ?  Il nous faut un lieu où parler, il vous faut peupler les lieux dont vous disposez, faire que ces lieux soient hantés, qu’y résonnent d’autres bruits que ceux de leur administration. Sans ces lieux, nous sommes sans écho ; sans nous, ces lieux sont sans bruit. Nous sommes faits donc pour nous rencontrer : nous sommes inaudibles sans vous, vous êtes inutiles sans nous.
Cela veut-il dire que nous sommes faits pour nous comprendre ? N’en demandons pas trop :  nous sommes condamnés à travailler ensemble, et c’est déjà beaucoup exiger -de nous, comme de vous.

Moi, je suis l’artiste. Et l’artiste est par nature ingrat. Il ne remercie pas, l’artiste. Il serait même assez habitué à cracher dans la soupe, l’artiste. Mais s’il ne le faisait pas, quel goût aurait-elle ? En aurait-elle même un, sinon celui du brouet de la culture officielle ? Vous, vous êtes les gestionnaires des institutions culturelles, des lieux culturels, et dans ces lieux, par ces institutions, il nous est permis à nous, les artistes, de vous témoigner de notre ingratitude. Une institution culturelle, après tout, est-ce autre chose que le moyen de pomper du fric pour en faire du vent ? Et gérer cette institution, est-ce faire autre chose qu’organiser cet heureux racket qui nous permet de faire payer le monde tel qu’il est pour qu’il s’entende dire comment il devrait être ?
Je suis la marge, vous êtes la page. Ce que vous avez à gérez, ce que les pouvoirs publics auront à subventionner, est ce qui toujours échappera à la gestion, ce qui ne deviendra rentable qu’en disparaissant : la création. C’est du vent. Vous allez être des gestionnaires de vent. Des meuniers ou des voiliers. Et nous qui nous rêvions démiurges, ou de cette sorte d’oiseaux que leurs ailes de géants empêchent de marcher, sommes bien contents, tout de même, de nous poser parfois dans un théâtre subventionné, un musée officiel, un opera reconnu, qui sans nous ne seraient que des volières vides.
La culture, les institutions culturelles, les lieux culturels, ce  sont des hommes et des femmes incommodes, ingrats, insatisfaits, revendicatifs, qui les peuplent. Et si vous espériez pouvoir les peupler autrement, il vous faudra en rabattre de vos espérances.  C’est à nous que vous aurez affaire. C’est nous qui ferons vivre vos institutions, les ferons résonner, les ferons créer. Nous qui y ferons ce qu’il ne faut pas faire, y dirons ce qu’il faut taire, y montrerons ce qui devrait rester cacher. Gestionnaires du vent, vous serez aussi gestionnaires de la liberté -et elle est ingérable.

Nous sommes ingrats. Nous ne vous remercierons pas. Nous ne vous féliciterons pas. Nous ne vous dirons même pas le besoin que nous avons de vous.  Nous ne vous parlons ici que pour vous prévenir : en plus du public, en plus des mécènes, en plus des sponsors, en plus des politiciens, vous aurez affaire à l'artiste. Au créateur. Le seul dont vous ne pourrez vous passer.

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