mardi 22 avril 2014

Genève : La culture dans la ville des mots

Tout à Genève, à commencer par Genève elle-même, a procédé de l’échange et de la parole. L’histoire ici n’a pas laissé ces alluvions, ces dépôts matériels empilés les uns sur les autres, siècle après siècle, règne sur règne, et sur quoi se fondent les villes illustres d’Europe. Genève n’est pas moins porteuses d’histoire qu’elles, mais son histoire n’est pas dite par des pierres : elle l’est par des mots.  Genève a la discrétion hautaine, l’orgueilleuse modestie de ses vieux prédicateurs. On n’y trouvera pas de grands monuments, pas de grands ensembles architecturaux, pas de chefs d’oeuvres picturaux ou sculpturaux. On y trouvera d’abord l’air du temps, de tous les temps vécus par la ville ; air où flottent encore la parole de Calvin et les rêves de Rousseau, les imprécations de Voltaire et l’égocentrisme d’Amiel -mais des mots, d’abord, et des mots, surtout.

"C’est par leurs marges que tiennent ensemble les pages des livres"

Des mots, parlés et écrits, Genève en est née. Elle est certes ville d’échanges économiques, lieu de passages de populations ; elle est surtout ville d’échanges d’idées, de passages de paroles, et de paroles écrites. Ville de marchands devenue République de pasteurs et d’imprimeurs, cité de diplomates et de conspirateurs, refuge de potentats chassés de leurs trônes par des révolutionnaires qui souvent avant eux avaient ici trouvé le même refuge... Ville où l’on achète et vend, parle et écrit, négocie et proclame, et pourtant ville fermée : ville de tractations souterraines, de paroles secrètes, de contacts clandestins, abritant dans une parfaite neutralité les fonds des révolutionnaires et les rapines des potentats, les économies des victimes et les placements des bourreaux. Mais ville, toujours, de mots plus grands qu’elle.
Ce qu’est encore cette ville dit ce qu’y fut, et ce qu’y reste essentiellement la culture : une ville de mots écrits. Genève s’est longtemps méfiée du théâtre, dont les mots sont dits, et plus encore de la danse, qui se passe de mots. Elle n’a longtemps vu dans la musique que ce qu’y apportait le chant : de la parole, encore et toujours -et celle de la Bible, d’abord. Mais si elle tarda à accueillir le théâtre, la danse, la musique, elle eut dès qu’elle put imprimeurs, libraires, bibliothèques, écoles -et la République calvinienne fut sans doute le premier Etat d’Europe à imposer l’instruction publique et obligatoire, et en une génération, à alphabétiser toute sa population. Il fallait pouvoir lire la Bible ; on lira ensuite bien autre chose, et après avoir lu, on écrira, beaucoup, et sur tout. La culture à Genève est d’abord une culture littéraire, par quoi tout passait, et tout devait passer. Le reste est venu de surcroît, et parfois en y mettant bien longtemps : la République n’eut pas de théâtre pendant 150 ans, pas de ballet pendant 250 ans, pas de véritable orchestre symphonique avant Ernest Ansermet.

Genève est autant qu’il est possible de l’être, une ville de culture ; elle naît comme République d’une révolution culturelle (la Réforme), elle se constitue par la culture, elle survit par elle, se nourrit d’elle, grandit par elle, tient, enfin par elle.  Toutes collectivités publiques suisses confondues, Ville, communes et canton additionnés, Genève est de tous les cantons celui qui consacre le plus de ressources à la culture. Mais si Genève s’est constituée par la culture, elle peut aussi se déconstruire en se refusant à réformer les conditions dans lesquelles se définit, se finance et se mène une politique culturelle -quelle qu’elle soit.
Ville de mots et de chiffres, ville kabbalistique où les chiffres cachent des mots et les mots se mesurent en chiffres, Genève parle, écrit, compte, échange -elle ne dépense ni ne se dépense sans que quelque chose ne l’y force. On n’aime pas l’inutile, l’ostentatoire, le somptuaire. On croit ne jamais parler qu’à bon escient, ne jamais dépenser que ce qu’il faut. On finit par ne plus parler que pour redire que ce qui déjà fut dit, et par n’avoir de politique culturelle que celle du patrimoine et des grandes institutions productrices de représentation culturelle. Or la charge matérielle du soutien aux institutions culturelles et le fait que cette charge repose pour l’essentiel à Genève sur un seul porteur municipal fait courir un danger aussi grave que celui de la fragilisation des institutions : celui de l’abandon de la culture non-institutionnelle, de la « culture pauvre », des cultures de l’immigration, de la culture alternative, de la culture d’expérimentation.

C’est par leurs marges que tiennent les pages des livres ; c’est par leurs marges aussi que tiennent les réseaux culturels. Qu’attend la collectivité d’une politique culturelle : qu’elle exprime et pérennise le lien social existant, dans ses codes existants, ou qu’elle exprime la recherche d’un lieu nouveau et de codes nouveaux ? Qu’elle expose le patrimoine et se contente de cette exposition ou accepte d’y ajouter la mise en scène sociale des contenus culturels non reconnus comme tels, et donc des lieux, des mots, des images, des bruits des conflits sociaux ? Toute création culturelle est création de lien social qui n’est pas une chaîne puisqu’il n’entrave pas, mais une alliance puisqu’il fonde le contrat social ; toute création culturelle donne un sens à ce lien -que ce sens accepte  ce contrat, ou qu’il le nie.

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