samedi 17 juin 2017

L'Opéra otage


Partage ou répartition des tâches culturelles ?

Une majorité (PLR, UDC, MCG) de la commission des Finances du Grand Conseil s'est opposée à l'octroi en 2017 et 2018 d'une subvention cantonale au Grand Théâtre. Cette subvention devait engager le canton dans une participation pérenne au budget de l'Opéra, actuellement assumé, s'agissant des collectivités publiques, essentiellement par la Ville de Genève mais aussi, pour le complément, par les communes (via un fonds de l'Association des communes genevoises). Cette participation financière devait s'accompagner d'une entrée du canton dans le Conseil de fondation de l'institution. Bref, on allait peut-être s'engager dans un véritable partage (et non seulement une répartition) des tâches, et dans la concrétisation d'un principe de "faire ensemble", mais dont, apparemment, une majorité de députés cantonaux ne veulent pas. Et surtout, dont ils ne comprennent pas l'enjeu, pas plus qu'ils ne comprennent les enjeux de politique culturelle -ni même ne s'y intéressent. Avant d'espérer "boucler" le dossier de la répartition des tâches entre le canton, la Ville et les communes dans le domaine culturel, ne conviendrait-il pas d'ouvrir un programme d'alphabétisation des députés du Grand Conseil sur les enjeux de la politique culturelle ? A en juger par les débats, ou leur absence, au parlement cantonal  sur ces enjeux, un tel programme semble s'imposer d'urgence -à tel point qu'à comparer ces débats au parlement cantonal avec ceux, réguliers et parfois acharnés qu'on s'offre au parlement municipal, notre modestie foncière d'élus locaux s'en trouve douloureusement atteinte.




Dulcis in fundo

En novembre 2013, les deux magistrats en charge de l'essentiel de la politique culturelle genevoise, le Conseiller d'Etat Charles Beer et le Conseiller administratif Sami Kanaan, affirmaient de concert leur volonté de  faire travailler le canton et la Ville ensemble dans le champ culturel (six mois avant, une nouvelle loi cantonale sur la culture avait été adoptée par le Grand Conseil -mais cette loi n'avait pas pour objectif un hypothétique "désenchevêtrement"). En novembre 2015, le Conseil d'Etat et le Conseil administratif publiaient une "déclaration conjointe" redéfinissant "les compétences respectives du canton et de la Ville dans le domaine de la culture". Première traduction concrète ?  Pour arracher le soutien du PLR cantonal au financement du projet de Nouvelle Comédie, la Ville a dû prendre totalement, et seule, à sa charge le fonctionnement de la Nouvelle Comédie (et du Poche : le canton désertant la Fondation d'Art Dramatique qui chapeaute les deux théâtres). Deuxième épisode : la commission des finances du Grand Conseil refuse le partage des responsabilités sur le Grand Théâtre. Fini le "faire ensemble" et les responsabilités partagées : on se partage les institutions comme on se partagerait des territoires, avec pour mot d'ordre "chacun chez soi".

Le Grand Théâtre, l'Orchestre de la Suisse romande, la Bibliothèque de Genève, le Musée d'Art et d'Histoire : ces quatre institutions culturelles, dont le rôle et le rayonnement dépassent largement les limites de la Ville (mais également celles du canton) sont municipales. Doivent elles devenir cantonales, puisqu'en réalité elles sont régionales ? Et le canton est-il prêt à en assumer totalement la charge ?  Le canton, en tout cas, ne veut pas du musée. De son côté, si la Ville de Genève n'a aucune intention de "fermer les portes" du Grand Théâtre au canton -elle plaide depuis des années pour qu'il prenne sa part de la charge que représente l'opéra-, elle n'a pas non plus l'intention de devenir la concierge d'une institution dont le canton deviendrait maître.  Le canton assumerait-il toute la charge du Grand Théâtre, ou la partagerait-il avec la commune ? Parce que si la Ville, qui année après année assume les 45 millions (voire plus, si on y ajoute les investissements -la Ville s'apprête d'ailleurs à remettre quelques millions dans la rénovation du bâtiment de la place Neuve -la Ville, seule) de charge financière que représente le Grand Théâtre, est disposée à partager non seulement cette charge, mais aussi la responsabilité de l'institution -autrement dit : le pouvoir sur l'institution, dans une "gouvernance partagée", elle n'est pas prête à ce que ce partage la confine à un rôle aussi subalterne que coûteux, à ce qu'elle continue à payer le bâtiment, son entretien, sa rénovation, et les équipements, et le personnel, pendant que le canton ne se chargerait que de la subvention d'exploitation, qui représente moins du quart du coût total de l'opéra.

Avec le Grand Théâtre, on touche donc aux limites d'une "répartition des tâches" conçue comme un partage de territoire. Et on s'achemine vers un solide conflit, non pas tant entre la Ville et le canton, mais entre ceux qui considèrent que la politique culturelle est un enjeu considérable et ceux qui s'en foutent ou n'y comprennent rien, mais ont tout de même un pouvoir de nuisance, puisque de décision. Et à la faveur de ce conflit, on pourrait fort bien s'en offrir un autre : avec le personnel de la principale institution culturelle de toute la région (l'école mise à part). Si une institution ou une administration passe de la Ville au canton, le statut de son personnel change. Et plus encore si le canton "privatise" ce statut après avoir repris l'institution. Actuellement, plus de 150 employés de la fonction publique municipale sont affectés au Grand Théâtre. Le canton n'a aucune intention d'en faire des employés de sa propre fonction publique. Par qui seront-ils employés, à quelles conditions, sous quel statut si le canton reprend l'institution ? Et (dulcis in fundo) après quel conflit social ?

On suggérera donc, à tout hasard, à la nouvelle direction du Grand Théâtre de commander à quelque compositeur notable de notre temps une adaptation lyrique de "La Grève" d'Eisenstein : elle pourrait se révéler idoine pour l'ouverture d'une saison à venir.

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