dimanche 17 avril 2016

Musée d'Art et d'Histoire de Genève : Un "NON" libérateur


Le 28 février dernier, les Genevois et voises (de la Ville, puisqu'un Musée d'Art et d'Histoire n'intéresse pas le canton -au contraire du Grand Théâtre, plus décoratif sur une carte de visite politique) ont libéré le Conseil administratif, et même le MAH, d'un héritage pesant, et paralysant : le refus du projet Nouvel-Jucker de rénovation et d'extension du MAH a en effet quelque chose d'une libération en même temps que d'une remise des compteurs à zéro : on va enfin pouvoir procéder comme il aurait fallu le faire dès le départ : d'abord définir le contenu et le rôle du musée, et ensuite le contenant, le bâtiment. L'inverse de ce qui a été fait. Et ça tombe bien : le projet muséal, on l'a. Ou plutôt : on en a un -mais comme c'est le seul, c'est sur celui-là, quelque critique qu'on ait à lui faire, qu'on va pouvoir repartir. En somme, il fallait dire "non" d'abord (au projet Nouvel-Jucker) pour pouvoir, un jour, dire "oui" à un projet qui tienne la route, culturellement et politiquement, avant même que de satisfaire architecturalement et de rassurer financièrement.

Qui est au service de quoi ? Le bâtiment du musée, ou le musée du bâtiment ?

La direction du MAH et le Conseil administratif, en présentant le "projet scientifique et culturel" du musée, avaient assuré que pour l'essentiel (ils s'étaient même risqués à le chiffrer à 80 % du PSC, cet essentiel), ce projet (qui réaffirme le caractère encyclopédique du musée, le lien entre l'art et l'histoire, et les trois fonctions traditionnelles d'un musée public -patrimoniale, scientifique, pédagogique) était indépendant de l'acceptation ou non de celui portant sur son contenant (la rénovation et l'extension du MAH, soumise au vote populaire, et refusée par lui). On peut donc prendre au mot cette conviction : on a un PSC, qui a été, longuement (un an et demi) pensé et débattu par une équipe de projet et un conseil scientifique, puis ratifié par le MAH et par le Conseil administratif. Un projet tardif,  qui ne révolutionne pas le musée, mais qui vaut d'abord parce qu'il existe. On n'a donc pas à reprendre à zéro l'exercice qui a conduit à son élaboration -de toute façon, un PSC est non seulement évolutif : ce n'est pas une charte intouchable, mais un "work in progress".

Qui est au service de quoi ? Le bâtiment du musée, comme un contenant qui n'importe que par son contenu, ou le musée du bâtiment, comme prétexte à un "geste architectural" ? Ne pourrait-on, enfin, s'accorder sur l'évidence qu'un projet muséal est indépendant du bâtiment qui l'accueille, qu'il est ce qu'il expose, et non ce dans quoi il expose ? Et que faire alors du bâtiment Camoletti ? Il est exemplaire non seulement d'un style (le style "Beaux-Arts") de la fin du XIXe siècle (même s'il a été édifié au début du XXe, il avait été conçu comme on concevait un bâtiment de cette ambition sous Napoléon III), mais aussi, et, s'agissant du projet muséal, d'une conception tout aussi datée du rôle d'un musée : celui d'un temple de la culture. D'un lieu sacralisant ce qu'il expose. D'un espace où l'on reçoit la culture. Pas d'un lieu d'invention, de confrontation, de contestation : d'un lieu de communion. Peut-on concevoir un "musée du XXIe siècle" dans un sarcophage du XIXe ?

Tant  que l'opposition au projet Nouvel-Jucker était minoritaire, portée par des défenseurs du patrimoine et des opposants au "partenariat" avec la Fondation Gandur, elle avait la séduction de David face à Goliath. La coalition des oppositions populistes, avaricieuses et fétichistes n'avait pas cette séduction -mais elle avait gagné en efficacité, ne serait-ce que du fait des erreurs des partisans du projet : à vouloir forcer le passage pour l'extension en prenant la rénovation en otage, ils ne donnaient pas vraiment l'impression d'une adhésion convaincue et convaincante à un projet muséal et à un contenu culturel novateurs, même si la co-présidente du Cercle de soutien au projet, Charlotte de Senarclens, assurait qu'"en  dehors du fait que le projet architectural (lui plaisait), c'est l'usage que l'on  en fait qui (lui importait)" -or on a été jusque deux mois avant le vote populaire dans l'attente d'un véritable projet scientifique et culturel, et les partisans du projet Nouvel-Jucker s'étaient contentés de nourrir cette attente de grandes généralités consensuelles, juste un peu au-dessus du niveau d'insignifiance des discours convenus sur une "ouverture vers la cité et le grand public" qui n'est pas plus contestée que la rénovation du musée, même si
"A sa manière, l'échec du nouveau Musée d'Art et d'Histoire de Genève a prouvé l'éclatement du public, et la difficulté de dire simplement "c'est beau" devant les oeuvres", comme l'écrit Gauthier Ambrus dans "Le Temps" du 5 mars.

Le projet Nouvel-Jucker ne méritait sans doute ni l'honneur dont on le parait ni l'indignité dont on l'accablait et, quoi qu'on en pensait, il valait sans doute mieux le combattre pour le projet muséal qu'il signifiait (s'il en signifiait un) que le laisser succomber  face à une coalition du populisme "anticulturel", du chipotage avaricieux et du fétichisme patrimonial. Il méritait un débat, et donc une opposition, sur son contenu plus que sur son contenant, son coût et ses sources de financement. Il méritait un débat sur la politique muséale qu'il matérialisait. Il méritait un vrai débat de politique culturelle. Avec quelques idées, quelques propositions, quelques pistes pour faire de ce musée autre chose que la seule modernisation de ce qu'il est déjà. Il méritait un débat qui n'a pas eu lieu, mais qui peut maintenant reprendre, avant qu'un nouveau projet soit proposé. Et ce débat qui peut reprendre doit reprendre : il est la condition pour que, dans les urnes, une majorité se dessine pour soutenir un projet qui en vaille la peine par son contenu, avant que d'être vanté pour son contenant.

Après le refus populaire du projet MAH+ (refus "populaire" y compris au sens politiquement distinctif : ce sont les "quartiers populaires", c'est-à-dire les arrondissements de gauche, qui ont le plus clairement refusé le projet, parfois à plus de 60 %, alors que les trois seuls arrondissements qui l'acceptaient étaient des arrondissements de droite, dans des "quartiers bourgeois"...), les deux magistrats (de gauche) en charge du dossier, Sami Kanaan et Rémy Pagani ont promis la présentation avant l'été d'une "feuille de route" pour un nouveau projet, qui ne soit pas que de rénovation mais qui soit aussi d'extension du musée actuel -on se permettra de souhaiter que ne soit pas à nouveau commise l'erreur de lier rénovation et extension dans une seule et unique demande crédit qui contraindrait les opposants à l'extension à voter aussi contre la rénovation qu'ils appellent de leurs voeux.

"En 1998, les responsables avaient commencé par mettre en place le projet architectural. Cette fois, nous souhaitons que l'architecture soit au service du projet muséal", déclarait Sami Kanaan au lendemain de vote populaire de refus du projet Nouvel-Jucker. C'est en effet une évidence qu'il faille savoir ce que l'on veut faire d'un musée avant de savoir quel aspect il aura. Et c'est aussi une évidence que c'est de ne pas avoir raisonné ainsi que le projet Nouvel-Jucker avait perdu de sa légitimité culturelle. Mais la question se posera alors clairement, de savoir ce qu'on va faire du bâtiment actuel, totalement inapte à être un "musée du XXIe siècle", puisque conçu en fonction de l'idée qu'on se faisait d'un musée au XIXe siècle... On nous dit qu'il faut adapter les musées aux modes de consommation culturelle dominants... mais lorsque les grands musées publics ont été créés, c'est-à-dire qu'ils sont passés du statut de collections princières ou monarchiques à celui d'institutions culturelles publiques, se sont-ils adaptés aux modes de consommation culturelle de l'époque ? Non : ils en ont créé un nouveau... Et si le vote du 28 février donnait à Genève l'occasion de se livrer à ce même exercice d'invention d'un lieu culturel nouveau, repensé à partir d'un héritage, mais ne s'y enfermant pas  ? Alors, même les perdants du scrutin pourraient en remercier les vainqueurs.
Mais il est vrai que là, on prend un peu nos désirs pour des réalités. Et qu'on plaide un peu pour notre paroisse. On nous le pardonnera peut-être. De toute façon, on se l'est déjà pardonné nous-mêmes à nous-mêmes.

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