samedi 13 février 2016

Centenaire d'une révolte culturelle : Dada m'a (pas) tuer

Centenaire d'une révolte culturelle : Dada m'a (pas) tuer


Le 5 février 1916 naissait à Zurich le Cabaret Voltaire, et peu de temps après, Dada, dans un îlot au coeur d'une Europe ravagée par la guerre et la connerie chauvine (si la Suisse échappa à la première, elle n'échappa pas à la seconde), à laquelle Dada n'avait à opposer qu'un  ricanement souverain, un mépris absolu des convenances et des disciplines, un irréductible irrespect des maîtres. Il peut convenir de prendre un peu de hauteur -à moins qu'il s'agisse de profondeur ?- en célébrant  le centenaire d'une révolte culturelle qui remit en cause tout ce qui faisait la culture de son temps, tout ce que la culture de son temps faisait et tous les lieux où elle se célébrait. Y compris les musées. Une petite prise de distance s'impos, comme une respiration, avec un simulacre de débat (d'autant qu'on y participe) : le débat foireux sur le projet de rénovation-extension du Musée d'Art et d'Histoire de Genève, débat qui, "culturellement" se réduit, à un affrontement entre la sacralisation du patrimoine (nous chantions naguère"du passé faisons table rase"...) et le fétichisme d'une modernité aussi bruyante, parce qu'aussi creuse, qu'un tambour.


"Soyez fous, vous serez drôles, étant hagards" (Arthur Rimbaud)


Quelle postérité, quel héritage, peut-on mettre au compte de Dada ? Et quel enseignement tirer d'une révolte culturelle qui ne voulait rien enseigner qui ne soit une rupture avec tous les enseignement du passé ? Dada est une révolte contre son temps, contre la guerre qui ravageait l'Europe, contre le bourrage de crâne qui l'accompagnait, contre le nationalisme, contre les frontières, contre la xénophobie, contre la démagogie... De ces miasmes, sommes nous sortis ? On n'est plus jamais allé plus loin que Dada, qui ne vécut que jusqu'à ce que, huit après après sa naissance, le surréalisme s'en proclame l'héritier et le perfecteur. Dada n'attendait rien, et on n'en attendait rien, mais ni le surréalisme, ni le lettrisme, ni le situationnisme, n'auraient probablement vu le jour sans Dada. Nihiliste, Dada ? indispensable, Dada...


Il y a de l’entassement, de l’empilement, de la géologie dans la fabrication de la culture. La culture bourgeoise succède à la culture aristocratique, qui coexistait avec les cultures paysannes. Elle en hérite, et ne l’annihile pas. La fabrication de la culture est un processus, non un acte : la culture bourgeoise change, si elle ne progresse pas, de l’Encyclopédie à Disneyland. Le changement se fait de l’ambitieux vers le trivial, du révolutionnaire au redondant, de l’invention au bégaiement, de la création à la marchandise -mais il se fait, comme il peut, tant qu’il le peut. Depuis un bon demi-siècle, cependant, la culture bourgeoise n’invente plus, ni n’accueille plus d’invention, et ce qu’elle produit d’apparente nouveauté n’est plus que le rafraîchissement de quelques vieilleries.


Les formes de création artistique se sont, depuis la fin du XIXème siècle, libéralisées au sens le plus commun, le plus trivial du terme : elles se sont dissoutes dans une absolue équivalence entre elles, le tout équivalent au rien, Artaud ne valant pas plus que Coelho tant qu'on ne vendra pas de l’Artaud autant que du Coelho, du fou comme de l'imbécile, l’un et l’autre accueillis sur les étals des marchands de culture. Ce gigantesque équarrissage marchand de tout ce qui peut se créer, où tout ce qui a pu être créé peut être légitime pour peu que cela se vende, et n’est légitime qu’à cette condition, permet à quiconque de proposer « sa » création culturelle, à Bernard-Henri Lévy de se prendre pour Guy Debord et John Armleder pour Marcel Duchamp, en même temps cependant que cela nous permet d’entendre, de loin, brouillée par le marché, quelque grande voix hurlante, ou de voir quelques grands traits furieux qui en d’autres temps eussent été tenus pour inexistants. Mais au bout du compte, tout étant également (ou peut s’en faut) accessible, tout se vaut -et ne vaut plus rien. Warhol avait réduit l’ « art » à une image médiatique infiniment reproductible, et fort logiquement baptisé son atelier du nom de Factory (usine) : cela dit on ne peut mieux ce que cela produit. De la défense de l’ « art contemporain » arrivé là où son néant le portait, vit tout un peuple grouillant de fonctionnaires de la culture, de professeurs d’université, de muséographes, d’apparatchiki divers, autour desquels, non moins grouillants, s’agitent galeristes et collectionneurs privés. La bourgeoisie cultivée de ce temps se pâme ou se gratte devant la nullité -mais cette nullité est empaquetée de discours, et l’on en fait des affaires, en exploitant la crédulité, la bêtise ou l’inculture d’ « amateurs » friqués (lesquels, en l’occurrence, n’ont que ce qu’ils méritent lorsqu’ils se retrouvent escroqués par plus malins qu'eux).


Après trois siècles d’invention, la culture bourgeoisie aboutit ainsi à un néant fait de sa propre caricature, et du bégaiement de quelques unes des révoltes culturelles qui se dressèrent autrefois contre elle. Duchamp avait clos le cycle de l’art moderne -ses épigones branchés n’ont plus fait un pas en avant, sauf, comme Pinoncelli, à le prendre au mot et à prendre les administrateurs de la culture au piège de leur snobisme patrimonial, en pissant dans l'urinoir signé par le maître, ce qui valut au fauteur de miction d’être condamné pour « dégradation d’une œuvre d’art » - art dont l'auteur de l’œuvre avait pourtant proclamé la mort... On ne révolutionne sans doute pas l’art contemporain en pissant dans l’urinoir de Duchamp, mais cette miction nous dit tout de même l’essentiel de ce qu’il y a à dire de l’histoire artistique des deux siècles de la civilisation bourgeoise : qu’elle est close, qu’on peut tirer la chasse, s’essuyer et passer à autre chose, ailleurs -plus haut, plus fort et plus loin. Dès lors que l'on proclame que ce que fait un artiste est, par définition, de l'art, on conviendra que mieux vaut encore un « artiste » pissant dans une « œuvre d’art » qu’un critique se branlant devant.

Le néant de l’art « contemporain », le bégaiement du patrimoine culturel, la réduction de la révolte artistique et culturelle -bref, l’insondable vulgarité, aujourd’hui, de la culture bourgeoise, ne sauraient signifier autre chose qu’une espérance. L’aboutissement autiste d’une culture enfermée en elle-même et en quelques gestes est la chance de ceux qui veulent en finir avec elle. Le champ culturel bourgeois est clos ? Le champ de l’invention est donc libre, hors de cet enclos, là où Hégel voyait : « les signes annonciateurs de quelque chose d’autre, qui est en marche » (préface à la Phénoménologie de l’Esprit). Ce « quelque chose » ne viendra pas du « dedans » de la culture, d’où ne vient plus rien sinon la répétition, la réduction et la caricature de ce qui fut. Le « quelque chose d’autre qui est en marche » est en marche ailleurs, et en marche contre. Contre quoi ? Contre tout ce qui révulsait Dada, et nous révulse encore.

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